15h21

C’est à 15h21 très précisément, que j’ai clairement senti que j’aurais pu devenir folle. Que ça aurait pu basculer. Que si je laissais le monde & mes pensées m’envahir sans lutter, ne serait-ce qu’un tout petit peu, c’était terminé. Quelque chose se terminerait.

& qu’une autre chose commencerait. Noire. Lourde. Crasse. Poisseuse. Terrifiante & sans aucun doute irréversible.

Alors j’ai écrit.

Parce que c’est tout ce que j’ai su faire pour résister à moi même.

J’ai noirci des feuilles entières en espérant faire reculer la bestiole enfermée dans mon crâne & dans mon corps.

J’ai écrit n’importe quoi sans réfléchir.

J’ai couru à perdre haleine pendant des pages & des pages. Je ne me suis pas retournée, pas relue, pas arrêtée, pas posé de questions.

J’écoutais le bruit des moteurs dans la rue, je crois que mon cœur aurait pu exploser là, comme ça, paf, à chaque voiture qui passait.

Je ne sentais plus mon dos dur comme du bois, je me fichais des mes doigts, de mes mains, de mes bras, tétanisés par l’effort physique que c’était d’écrire autant.

Je n’utilisais aucun point, aucune virgule, pas de retour à la ligne.

Les mots s’échappaient vivants, s’enchaînaient, s’enroulaient autour de moi. M’étranglaient. Me ligotaient.

Me griffaient.

J’ai griffé aussi. Autant que j’ai pu. Je crois que je me suis battue comme une lionne, pendant de très longues minutes. Peut-être des heures.

& puis, on a sonné à la porte.

Je suis descendue.

J’ai ouvert.

& la bête est partie avec le vent de mars.

Je ne suis pas folle.

La boue du dimanche.

Retirer ses vêtements des cintres.

Comme le déshabiller une dernière fois. Lui faire la peau.

S’enfouir dans l’odeur de ses chemises aux motifs improbables.

Lui faire les poches aussi, pour ne rien leur laisser de nous puisqu’ils ne veulent rien savoir.

Trouver des choses.

Oui.

Des choses avec notre histoire dedans.

Pleurer dans un amas de chaussettes.

Orpheline(s).

Garder un, juste un, seulement un T-Shirt.

Emballer avec d’infinies précautions ses si incroyables chaussures en peau de je ne sais quoi je n’ai jamais su.

Ses chaussures.

Celles qu’il portait quand il marchait à côté de moi. & moi. A côté de lui.

Ensemble. Le dimanche. La boue de ce dimanche encore sur ses semelles.

Pleurer dans une boite à chaussures.

Ranger ses livres.

Les siens, ceux qu’il a écrit, ceux des autres, ceux qu’il a lu. Que nous avons lu. Que je ne lirai plus. Qu’il ne lira plus. Qu’il n’écrira plus.

Ranger ses photos. Ne pas, NON NE PAS ouvrir les albums du petit qu’il était. Avec les gens (v)autour.

Emballer des souvenirs qui n’ont jamais été les nôtres.

Pleurer sur la couverture d’un carnet.

Réunir toutes les cartes postales muettes.

Les cartes qu’il ne m’écrira plus.

Les cartes que je ne lirai plus.

& puis se dire au revoir, encore, encore une fois.

Lui dire au revoir Darling. & merci.

J’ai tous les souvenirs qu’il me faut.

Ceux qu’on a fabriqué ensemble.

J’ai la boue aussi, sur mes semelles.

La boue du dimanche.

Les chansons, les vivants, le soleil.

J’imagine que c’était des fleurs partout

des chansons

des lignes de basse

à portée de vue

dans le froid

des mains qui se touchent

des êtres vivants

sans doute le gravier qui crisse sous une chaussure cirée

les murmures & les faiblesses

les bras qui tombent

les verbes qui résonnent

les bouches qui se tordent

les oiseaux qui s’en foutent & font ce que les oiseaux ont à faire

les cheveux blonds bruns roux qui s’emmêlent dans le vent d’autan

la faim.

Terrible.

le reflet du soleil sur le laiton

la poussière sur le noir tissu des costumes

les couleurs passées des fleurs passées sur ceux d’à côté

l’eau qui coule

j’imagine

l’eau qui coule

le poids que ça fait sur ces centaines de joues

les voitures qui passent de l’autre côté de la peine

la vie qui passe de l’autre côté de la grille

le silence

le bruit

le bruit

le silence.

Fauve.

Je suis le fauve, celui qui pue en tournant en rond dans la cage du cirque,

sur le parking du supermarché de la ville d’à côté.

C’est toujours à côté que ça pue.

J’ouvre la bouche pour réclamer un bout de viande.

Je voudrais toucher quelqu’un,

mais toucher c’est interdit.

Quand j’ouvre la bouche, ça pue.

Réclamer c’est interdit.

La viande, il n’y en a plus.

Puer, c’est interdit.

Hurler dans la cage

tourner

retourner

se retourner

se détourner

c’est interdit.

Je vais toucher quelqu’un.

J’avance ma peine

je progresse

je suis là

& je pue.

Les miettes.

On pourrait se dire
bien sûr
que ça n’a pas beaucoup d’importance
que ce ne sont que des miettes
que ça prend si peu de place
que ça fait si peu de bruit

On pourrait se dire
bien sûr
qu’il y a toutes ces autres choses
si graves
si sérieuses
si importantes

On pourrait passer juste à côté
bien sûr
sans même s’en apercevoir
sans même rien sentir
sans même y penser
peut-être même marcher dessus

On pourrait
bien sûr
On y a pensé
un peu

& puis ramasser les miettes
une par une
avec la pulpe du doigt
les porter doucement à la bouche
comme un petit trésor.

C’est bon.
C’est très bon.
C’est le meilleur.