Quelque chose sur la peau

Je voulais écrire quelque chose sur l’ivresse. La joyeuse. Celle qui arrive juste avant l’effondrement.

Je voulais écrire quelque chose sur une image, sur l’homme sur l’image, sur ce qu’il a vu & ce qu’il va devoir faire de ce qu’il a vu.

Je voulais écrire quelque chose sur la peau.

& sur ta peau aussi, je voulais écrire quelque chose.

Je voulais écrire pourquoi je m’arrête le matin en travers de la route pour regarder un soleil sublime & tout neuf entre deux immeubles crétins & dégueulasses.

Je voulais écrire quelque chose de long, de profond. Quelque chose qui aurait pu faire grandir quelqu’un.

Je voulais écrire quelques mots sur l’absence d’oiseaux entre 17 & 19 heures.

Sur le ventre bleu des orvets quand on remue la terre. Sur ma nouvelle passion pour le jaune alors que j’ai toujours trouvé cette couleur vulgaire.

Je voulais écrire sur l’idée qu’on puisse trouver une couleur vulgaire alors qu’elle n’est qu’une couleur. Qu’elle ne parle pas. Qu’elle ne bouge pas. Qu’elle ne choisit pas les vêtements ou les peaux sur lesquelles on la pose.

Je voulais écrire sur la mort aussi. Celle qui n’éloigne pas le danger mais qui lui donne du crédit. Celle qui a une grande, une très grande famille.

Je voulais écrire sur la musique.

Je voulais écrire la musique.

Je voulais écrire sur l’ombre des arbres à travers les rideaux. Celle qui danse tout en silence & qui se moque bien qu’on la regarde ou pas.

Je voulais trouver comment écrire sur les odeurs de ce matin quand j’ai traversé ma ville. Pressée. Très pressée. Je voulais écrire sur l’idée des odeurs, qui même quand on n’a pas le temps, poussent la porte. Ne demandent jamais la permission d’entrer.

Je voulais écrire sur tout ce que j’oublie, sur les gens que je regarde & qui ne me voient pas, sur le bruit de la neige quand elle tombe, sur le dégoût, sur la maladie, sur le dégoût de la maladie, sur la cabane que c’est d’être dans une voiture sous la pluie, sur les mots que je ne sais plus prononcer, sur la peur & sur les portes qui claquent & ne se s’excuseront jamais.

Je voulais écrire un souvenir & j’ai fait une photo.

 

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Ma mère-maman.

Je n’ai jamais vu ma mère-maman se brosser les dents.

Je ne l’ai jamais vue se laver les pieds, se couper & puis se peindre les ongles.

Ni les ronger jusqu’au sang.

 

Je n’ai jamais vu ma mère-maman frissonner en sortant de la douche, se sécher d’abord les jambes, & puis les bras, & puis le dos & puis la tête, & enfin récupérer la dernière goutte d’eau au bout du lobe de son oreille droite en se cherchant dans la buée du miroir.

Je n’ai jamais vu ma mère-maman se regarder dans un miroir.

Je ne l’ai jamais vue faire ça pas plus que je ne l’ai vue se mettre un coup de peigne ou de ciseaux dans les cheveux.

Ou les teindre.

Ou les déteindre.

Ma mère-maman n’a jamais eu de poux ni de cheveux trop blancs ou trop longs, ni de poils sous les bras.

Je ne l’ai jamais vue s’épiler ou se raser. Jamais.

& pourtant, elle a toujours été impeccable.

 

 

Ma mère-maman criait beaucoup beaucoup mais ne pleurait jamais.

Jamais.

Elle n’écoutait pas plus nos gémissements d’enfants qu’elle n’écoutait ceux de l’adulte qu’elle était.

Je n’ai jamais entendu ma mère-maman se plaindre de quoi que ce soit.

Ou de qui que ce soit.

Ou très peu.

C’était plus de la colère.

 

Parce que j’ai très souvent vu ma mère-maman en colère.

Très très souvent.

C’était pas possible toute cette colère dans une seule personne.

Même une Grande personne.

Ça débordait de partout. Ça sortait par sa bouche, par son ventre.

Par ses mains aussi.

& puis par mes yeux.

C’était beaucoup plus grand qu’elle, & ça se voyait de très loin pour peu qu’on soit un tantinet attentif.

Ou pour peu qu’on soit son enfant.

 

 

Ma mère-maman ne mangeait pas grand chose à cause de son régime.

Peut-être parce qu’elle avait envie d’être belle.

( ou parce qu’elle était malheureuse)

Elle mangeait des ananas.

Tout le temps. Tout le temps où elle mangeait en tous cas.

Elle n’était pas grosse. Elle n’a jamais été grosse, ni dans sa vie, ni dans mes yeux.

Mais elle s’est mise à maigrir à vue d’œil.

Elle s’est mise à maigrir tellement qu’à un moment, j’ai vraiment vraiment cru qu’elle allait se fondre, se disparaître, se envoler & me laisser toute seule.

Je n’aimais pas trop l’odeur de l’ananas.

Mais j’aimais beaucoup ma mère-maman.

 

 

Je n’ai jamais vu ma mère-maman heureuse.

Rire, oui.

Amoureuse, non.

Faire la vaisselle pour les passants, oui.

Me consoler, oui.

Danser, non.

S’oublier, oui.

Nous oublier aussi, c’est arrivé.

Ça m’arrive aussi.

 

 

Ma mère-maman ne m’a jamais emmenée toute seule en vacances.

Mais elle m’a déposée à l’école tous ces matins & elle m’a récupérée tous ces soirs .

 

Ma mère-maman n’est jamais passée à la télé, elle n’a jamais écrit de livre.

Je crois qu’elle a repiqué des épinards & des carottes, semé un nombre incroyable de laitues & récolté plus de pommes-de-terre que le meilleur d’entre nous n’en récoltera jamais.

Elle n’a pas planté d’arbre, mais je me souviens qu’un après-midi d’été, dans la Loire, elle s’est endormie sous un chêne.

J’avais 15 ans, je n’ai pas su la regarder.

Je n’ai pas pris de photo.

Mais j’étais là.

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Pétrichor.

Étude.

« En 2015, des chercheurs ont utilisé des caméras de haute vitesse pour enregistrer la manière dont l’odeur se déplace dans l’air. Les essais ont consisté en 600 expériences environ sur 28 types de surfaces différentes, incluant des matériaux artificiels et des échantillons de sols. Quand une goutte de pluie atterrit sur une surface poreuse, l’air des pores forme de petites bulles qui remontent à la surface et relâchent des aérosols. De tels aérosols emportent l’odeur ainsi que des bactéries et virus depuis le sol. Les gouttes de pluie qui tombent à un rythme plus lent tendent à émettre plus d’aérosols dans l’air car ceux-ci sont moins lessivés et dilués par l’eau de ruissellement que durant une forte averse. Ceci expliquerait la raison pour laquelle l’observation de Pétrichor serait plus fréquente après les pluies légères. »

En 1983, une gamine de 10 ans revient un soir de pluie de sa dernière journée d’école primaire.

Dans quelques semaines, un matin dont on ignore tout des conditions météorologiques, elle fera les chemin dans l’autre sens pour se rendre au collège, ce bel & sombre inconnu.

Dans les 40 années qui suivront ce matin là, elle fera environ 600 expériences sur des tas de types & de surfaces différentes. Elle déplacera sa propre odeur dans l’air & emportera sur son corps celle de plusieurs échantillons aussi artificiels que mal fagotés.

Quand une goutte de pluie atterrit sur sa tête ce soir de 1983, ses pores se referment consciencieusement les uns après les autres afin de mettre fin à la plus petite tentative de ruissellement.

Elle ralenti un peu la cadence. ( On marche vite à 10 ans).

Elle resterait bien toute petite.

Ceci expliquerait peut-être la raison pour laquelle l’observation des pleurs serait plus fréquente après les pluies légères.

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Onze.

(je suis facile à trouver)

 

je ne suis pas:

Là où l’oiseau s’enfuit

Là où il se noit

Là où le sol est glissant

Là où ça sent ce truc qui te rappelle quelque chose mais tu n’arrive pas à savoir quoi

Là où s’échangent peur & moquerie & pitié.

 

 

(je suis facile à trouver)

Tu comptes jusqu’à cinq

 

à un j’ai déjà cru

à deux j’ai déjà morflé

à trois j’ai déjà crié

à quatre je suis presque morte

à cinq j’ai arrêté de jouer

 

(je suis facile à trouver)

Parce qu’à six je compte encore, & qu’à sept j’espère toujours, & qu’à huit je m’aime enfin

 

(je suis facile à trouver)

neuf arrive & moi vieille, je rêve

 

 

à dix, je plonge.

 

 

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Pouvoir en rire.

J’attendais que s’en aille ma peine

J’attendais de pouvoir sourire

J’attendais de pouvoir te dire je t’aime

J’attendais de pouvoir en rire

 

Il a failli être trop tard

Il a failli crever ce fameux sourire

Ce je t’aime a failli devenir

Une vague ou pire,

un vague souvenir

 

J’attendais que le vent & la vague redeviennent

& que ce fameux souvenir

& que cette faille & ce sourire reviennent

& me laissent enfin partir

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Le goût des timbres.

Je me souviens que quand j’étais gamine, & même un peu plus tard quand j’ai commencé à avoir du poil aux pattes, j’étais très très amoureuse d’un chanteur. Il était grand, beau, fragile & il chantait super bien.

J’avais des posters de lui punaisés sur tous les murs de ma chambre, des photos découpées dans les magazines collées sur mon agenda, & j’écrivais les initiales de son nom au bic noir sur mon poignet.

Il chantait super bien. & partout.

A l’épicerie, dans la radio de maman, dans la voiture, dans mon walkman, sur ma platine.

Il chantait des trucs sur moi. Il parlait de moi tout le temps.

C’était dingue.

Il me racontait ma vie alors que moi, j’étais à peine capable de commencer à comprendre ce qu’il m’arrivait.

Il racontait tellement bien ce que j’avais dans le ventre.

Je me souviens que j’allais le voir en concert. J’allais le voir & l’écouter, j’allais respirer le même air que lui pendant quelques heures pour quelques francs.

Je me souviens que j’attendais ça pendant des mois.

Que je faisais la queue sous la pluie pendant des heures.

Je me souviens que je tenais la main de mes voisines pendant le concert. En pleurant. Alors que je ne savais même pas qui elles étaient, ni même à quoi elles ressemblaient.

Elles étaient des mains, avec un cœur dedans.

Je me souviens que j’avais tous ses disques, mais je ne me souviens pas de ce que j’en ai fait.

 

 

Je me souviens aussi, & surtout, que je lui écrivais. J’écrivais à une adresse postale, des lettres en papier, enfermées dans une enveloppe sur laquelle je collais un timbre consciencieusement humidifié avec ma langue.

La colle avait ce goût unique & dégueulasse qui me manque souvent aujourd’hui.

Je lui écrivais beaucoup. Tous les mois. Une grande lettre.

D’Amour.

 

Il la lisait, & après, il m’écrivait des chansons.

C’était aussi simple que ça.

 

De lui, je n’ai jamais cessé d’être amoureuse.

Mais il est arrivé que mon p’tit cœur chavire pour un autre depuis.

Alors j’ai cherché une adresse, pour écrire. Comme d’habitude.

& bien c’est impossible.

On ne peut plus.

On doit s’adresser à des Compagny®

On doit demander l’autorisation à des Majors®

On doit être dans les petits papiers.

VIP, on doit être.

VIP.

Rien que ça.

Moi qui ne suis ni l’un ni l’une ni l’autre.

Je ne sais même pas si on peut encore trouver des posters à punaiser.

Je ne sais même pas si on peut encore trouver des punaises.

Alors, parfois, je me demande comment ils font pour savoir ce qu’on a dans le ventre & comment ils font pour écrire leurs chansons.

& je me demande quel goût ont les timbres.

 

 

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Un jour plus jamais

 

Elle avait tout pour

Deux bras avec deux mains tout au bout

Des cheveux avec des boucles en dedans

Jamais triste

Elle avait la musique en se réveillant la nuit

Elle avait même des piles pour le réveil la nuit

Des choses importantes à faire le lundi matin & d’autres encore plus importantes à refaire le vendredi soir

Jamais peur

Elle avait les larmes chaudes & douces

Elle avait les mouchoirs pour les larmes

Une boîte d’allumettes pleine pour allumer le gaz

Des tas de plumes des tas de poussières des tas d’amis

Jamais froid

Elle avait des peaux sous ses mains

Elle avait des mains sous sa peau

 

 

Elle aura tout pour

Une tête avec des gens dedans

Plein de gens qui s’y plairont parce qu’il y aura de la lumière & qu’elle dira des trucs intéressants

Jamais seule

Elle aura des mots à mettre dans des conversations

Elle aura des conversations

Elle finira ses phrases

Ses histoires d’amour & même ses cigarettes

Elle finira par rire de pas grand chose & même de ses trucs intéressants

Jamais vide

Elle aura seulement des emmerdes

Elle aura une tête avec des gens dedans

 

 

Elle a tout pour

C’est juste qu’elle ne sait pas s’en servir.

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Laisse-moi.

Laisse-moi te dire quelque chose

Laisse-moi te dire que ce n’est pas le petit nœud dans les cheveux qui fait l’enfant.

Ce ne sont pas non plus les heures passées à dessiner, à jouer, à s’écorcher les genoux.

Laisse-moi te dire que les nez qui coulent & les lignes de punitions, les éprouvettes ou la vitesse de rotation des pédales du vélo n’y sont pour rien.

Ce n’est pas plus le chiffre au fond du verre qui compte que le nombre de crocodiles qui attendent au milieu de la rue, pas plus les comptines que les chansons, pas plus les noyaux de cerises que les mains qui collent.

Laisse-moi te dire que la douceur des mots de maman, des cheveux de papa, des bêtises du chat & de la buée sur les fenêtres, que les centimètres en moins, les bêtises en plus n’ont rien à voir avec tout ça.

Non, non. Rien du tout.

Que savoir compter sur tes doigts ou écrire ton nom à l’envers n’y feront rien non plus.

Ce qui fait l’enfance, c’est le silence des grands.

C’est tout ce qu’ils ont décidé d’ignorer & tout ce qu’ils ont préféré abandonner & tout ce qu’ils cachent, & tout ce qu’ils taisent, & tout ce qu’ils mentent.

C’est l’oubli qui fait l’enfance.

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Lézard.

Je vieillis

Je regarde ma peau se barrer, inventer sa propre route à une vitesse folle.

Je suis spectatrice de ce grand délabrement, de ces grands nettoyages de printemps qui m’échappent totalement  & qui se succèdent sans me demander mon avis.

Je suis un drone, je me balade au dessus de tout ça, je plane, j’observe, je prends des notes, des photos.

Je me souviens du cagnard au bord de la piscine à 15 ans, de mes yeux incapables de se détacher du creux de mon épaule dorée, du dessin de ma peau dans ce gouffre brûlant, & très peu du monde autour.

Je me souviens du dessin de ma peau. Je le trouvais beau.

Ce n’était pas ma peau que je trouvais belle.

Ce n’était pas le monde autour que je ne trouvais pas.

C’était l’image que me renvoyait ma peau qui était belle.

Qui était hors du monde.

Qui était au soleil.

Sans se poser de question.

Aujourd’hui, je travaille les poses qui seront les moins périlleuses pour mon corps exposé aux autres puisque j’ai choisi de l’exposer.

Je ne vais plus regarder le creux de mon épaule au bord de la piscine depuis longtemps.

Je travaille aussi les poses qui sont les moins périlleuses simplement pour mes yeux à moi.

Simplement pour les souvenirs que j’ai de mon corps d’avant.

D’avant tout.

Je garde l’image du creux de mon épaule au bord de la piscine.

Certainement pas par nostalgie, pas plus par envie, encore moins par regret.

Je le regarde, je regarde ma peau, ses craquelures, ses plis, ses rainures, ses stries, cette géographie sèche & lunaire, & pourtant toujours vivante.

Je me demande, est-elle en vie, ou en route vers la fin.

Je me demande si être en route vers la fin, c’est quand même être en vie.

Je me dis que oui, plus que jamais. Plus que jamais, plisser, marquer, rougir, sécher, se fendre, se tordre, craqueler, blanchir & se remplir, & se creuser.

Pas toujours là où j’aimerais.

Moi qui aime tant le soleil, je me dis que plus que jamais, se lézarder c’est vivre.

De sorte que le regard que je porte sur ce corps qui est le mien, qui n’en fini pas de devenir le mien, qui n’en fini pas d’être moi & qui me trouble & qui m’empêche parfois, m’autorise à penser que je ne suis simplement que ce que je suis.

Lézard.

Que je ne vis pas sous l’ombre d’un corps.

Que je ne serais jamais l’ombre de mon corps.

Que je marcherai toujours sur les trottoirs au soleil.

 

 

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Toute petite.

Je mettrai les livres en dernier, pour les trouver tout de suite. C’est important, les livres.

Même quand on ne peut pas lire.

 

Juste en dessous, je mettrai la chemise de N.

La chemise Calvin Klein. Celle qui a la classe & qui s’ouvre sur le devant, jusqu’en bas.

Celle qui est beaucoup trop grande & dans laquelle j’espère bien pouvoir me perdre un peu.

 

Sous la chemise, je mettrai les choses importantes :

le petit ordinateur, prêté par J.M.,

le vieux gilet plein de trous de E.,

les papiers, les documents indispensables,

un carnet,

un crayon.

& une photo

 

Ensuite je mettrai la petite trousse de toilette rouge qui m’aidera à rester une fille.

A le redevenir.

& puis du linge de rechange, une paire de lunettes, mon poste de radio, une serviette de toilette, & quelques bricoles.

 

Ce sera tout.

C’est une petite valise.

Une toute petite valise.

 

 

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